L’économie mondiale n’a probablement jamais connu de période de prospérité aussi soutenue, avec un commerce mondial progressant à un rythme de 7 à 8 % par an, des déséquilibres massifs de paiements courants ne débouchant pourtant pas sur une crise profonde, une convergence rapide de grands pays masquant la diffusion de la croissance à nombre d’économies de petite taille disposant pourtant d’atouts limités. Rien ne semble pouvoir enrayer un système dans lequel épargne et capital humain des pays émergents viennent nourrir un système d’innovation américain performant, re- poussant la frontière technologique et diffusant les nouveaux produits que ces pays émergents fabriqueront, entraînant dans leur sillage d’autres économies en développement. Ni les chocs pétroliers, ni les profonds déséquilibres politiques internationaux, ni la paralysie croissante d’une Organisation mondiale du commerce (OMC) dépassée par la complexité des dossiers à faire aboutir par consensus, n’ont pu enrayer cette logique vertueuse.
Il est donc quelque peu paradoxal d’observer le contraste entre cette course débridée d’une grande partie de l’économie mondiale, et le climat de grande morosité observé en France : la mondialisation n’est-elle pas responsable de la dégradation supposée de la situation des classes moyennes ? des difficultés sur le marché du travail ? de la dégradation de nos comptes extérieurs ? Certes la pression des prélèvements obligatoires ; certes une régulation inefficace du marché du travail ; certes les performances exportatrices allemandes avec la même monnaie et des coûts du travail comparables. Les vieilles idées sont dès lors mobilisées dans le débat public: la société française souffre de l’accroissement des inégalités, lequel résulte des forces de la mondialisation. Ces inégalités reflètent une forte redistribution interne des revenus, entre catégories sociales, ainsi que l’avantage conféré aux plus mobiles, aux mieux adaptés, au sein de chacune des catégories sociales. De là à considérer que l’instrument de premier rang pour corriger les inégalités n’est pas la redistribution des revenus, mais le protectionnisme, il n’y a qu’un pas, fort heureusement pas encore franchi par la poli- tique économique.
Nous cherchons ici à apporter des éléments positifs à la réflexion sur ces sujets. Ceci nous semble pouvoir être fait de deux points de vue. Au prix d’une réduction du champ d’analyse permettant d’en approfondir la com- préhension, nous allons nous intéresser aux seuls échanges de biens, ce qui n’épuise pas le sujet de la mondialisation. Mais nous tentons ici d’identifier de façon précise un nombre limité de mécanismes.
Les prix de nos échanges extérieurs : deux points de vue
Premier point de vue, que vendons-nous, à quel prix, et quelle information révèle ce constat ? Le premier atout de la France, pays ouvert, est d’offrir au monde des produits que nos clients acceptent de payer à des prix très élevés. La situation est structurelle, et ne saurait être mise sur le compte d’une mauvaise information des clients. Non, il faut bien que des caractéristiques propres à l’offre française, dans tous les secteurs, expliquent cette situation par ailleurs partagée par plusieurs pays européens, Allemagne en tête.
Second point de vue, qu’achetons-nous aux pays émergents et à quel prix ? Quel est l’ordre de grandeur de l’économie ainsi réalisée par nos consommateurs et nos producteurs ? L’évolution observée dans le cas français est-elle comparable à celle enregistrée dans des pays présentant des caractéristiques voisines ? Le second atout de la France est d’être une économie ouverte, ayant accès à un vaste panier de biens produits dans des conditions très avantageuses à l’autre bout de la planète. Constat : nous réalisons une économie substantielle, et le panier de biens accessibles est très largement diversifié, la Chine exportant quasiment autant de biens (nous parlons du nombre de biens différents) que l’Allemagne, notre principal et traditionnel partenaire commercial. Symétriquement, les entreprises impor- tant leurs consommations intermédiaires, voire même des biens capitaux, compriment leurs coûts renforçant ainsi leur compétitivité.
La présente contribution adopte ce second point de vue, le premier étant largement documenté par ailleurs. Ainsi considérée, la mondialisation pose finalement trois questions de politique économique : comment faire en sorte que les consommateurs bénéficient le plus complètement possible des bais- ses de prix ? Comment s’assurer que le pouvoir d’achat ainsi redistribué garantira la création d’emplois nouveaux ? Comment pérenniser la capacité à vendre à des prix élevés des produits ayant une haute valeur ajoutée ? On le voit, une politique permettant de tirer parti de la mondialisation combine politique de la concurrence, réforme du fonctionnement du marché du tra- vail, recherche et innovation. Sans oublier la redistribution, mieux dirigée vers les vrais perdants.
Distribuer du pouvoir d’achat
L’évaluation des gains de libéralisation commerciale peut emprunter différents chemins. L’approche la plus complète consiste à utiliser une ma- quette de l’économie mondiale et à réduire les obstacles au commerce. L’équilibre général permet alors de rendre compte des effets de bouclage macroéconomique entre marchés des biens et des facteurs. Les écarts en termes de PIB par rapport à la trajectoire de référence de l’économie per- mettent de mesurer les gains. Cette approche largement mobilisée pour com- parer les scénarios alternatifs des négociations commerciales multilatérales, ou pour identifier les effets des accords commerciaux régionaux, se prête mal à la modélisation des effets de l’émergence. De surcroît, le degré limité de finesse de la décomposition sectorielle de ces modèles, contrepartie de la représentation fondée théoriquement des ajustements et des comportements des agents, interdit de comprendre la concurrence à l’intérieur des indus- tries. On peut aussi s’intéresser à un marché ou un ensemble de marchés et adopter une modélisation en équilibre partiel : l’intérêt est de travailler à un niveau plus fin et de bien prendre en compte les effets de substitution entre consommations, au prix de la perte des effets de bouclage mentionnés précédemment. Les résultats sont naturellement conditionnés par un ensemble de paramètres critiques. On peut enfin adopter une approche athéorique, mobilisant les données au niveau le plus fin dans le but d’encadrer les ordres de grandeur en cause. C’est l’approche que nous avons retenue ici, dans la mesure où elle permet une mobilisation directe des résultats, sans le détour de la présentation des attendus du modèle.
Nous procédons comme suit. Les produits importés par la France en provenance des pays émergents et des pays en développement sont repérés dans les données de commerce détaillées au niveau le plus fin. Nous retenons la nomenclature harmonisée à 6 chiffres (SH-6), comportant plus de 5 000 produits(1). À titre d’exemple, les Coqs et poules, domestiques vivants, d’un poids n’excédant pas 185 grammes sont identifiés de façon distincte des mêmes volatiles pesant plus de 185 grammes. Plus près peut-être du consommateur, les anoraks et articles similaires, de coton, pour hommes et garçonnets, sont identifiés de façon distincte des mêmes articles confectionnés en fibres artificielles. Il en va de même des articles similaires pour femmes et fillettes.
Pour chacun de ces 5 000 articles, nous posons la question de son usage :
les anoraks sont destinés à la consommation des ménages (une minorité est probablement destinée à la consommation intermédiaire de sociétés de ser- vices). On distingue de la même façon, en utilisant une classification des Nations Unies, les produits transformés, les pièces et composants, les biens d’équipement professionnels, les matières premières(2).
Comment mesurer les gains de pouvoir d’achat : les données utilisées
En première analyse, cette approche peut être décrite comme suit.
Nous calculons le prix auquel chacun de ces produits est disponible sur le marché français, compte tenu des coûts de transport depuis les pays fournisseurs. En réalité nous calculons une valeur unitaire, en rapportant la va- leur CAF(3) en douane aux quantités importées. Quel est alors le prix des substituts fabriqués par la France ? L’information nous est donnée par les valeurs unitaires à l’exportation. Ces substituts ne sont certes pas des substituts parfaits : une chemise Lacoste est comparée à un polo équivalent im- porté de Chine. L’écart de prix est finalement une économie lorsque le con- sommateur décide d’acheter le second produit en lieu et place de la chemise française.
La même logique s’applique par exemple aux entreprises se fournissant en composants dans des pays émergents.
On peut faire plusieurs critiques à cette méthode.
Si le consommateur devait s’habiller en Lacoste, il reporterait sa con- sommation sur d’autres produits ou services : ses coefficients budgétaires seraient affectés. Le consommateur achèterait une quantité moindre d’un bien devenu plus cher, de telle sorte que la réduction en pourcentage de sa dépense en chemises serait inférieure à celle de la quantité de chemises achetée. Ces effets de substitution sont en fait d’une grande complexité dans la mesure où les coefficients de réponse sont mal mesurés, et où tous les biens de consommation sont touchés, pas seulement les chemises. Globale- ment on peut dire sans trop se tromper que les consommateurs achèteraient moins de biens de consommation et consommeraient plus de services. Ceci nous amène à surestimer les bénéfices en termes de pouvoir d’achat.
Deuxièmement, il est probable que les producteurs des substituts les plus proches aux polos chinois ont disparu et donc que leurs prix ne sont plus observables. Ceci constitue un deuxième facteur de surestimation.
En sens contraire, le gain de pouvoir d’achat dégagé par le report de la consommation sur des produits importés des pays émergents est en fait aussi utilisé pour acheter en plus grande quantité des biens et services locaux. L’économie faite sur la chemise permet d’accéder à la consommation de nouveaux services qui pourront, en raison d’une plus grande demande, être produits de façon plus efficace. Le consommateur reportera sa con- sommation par exemple sur la téléphonie mobile.
Autre cause de sous-estimation des gains, les produits allemands, italiens ou espagnols, très largement consommés en France, voient leur prix dimi- nuer en raison des consommations intermédiaires importées des pays émergents, à bas prix, par les producteurs allemands, italiens ou espagnols expor- tant ces produits finis vers la France. La même remarque s’applique aux produits français intégrant des composants importés des pays émergents et consommés en France.
Les remarques précédentes invitent donc à la prudence dans l’interprétation des résultats, visant à donner des ordres de grandeur des mécanismes à l’œuvre.
Le principe général étant décrit, il convient maintenant de souligner un certain nombre de difficultés méthodologiques, et de faire des hypothèses pour les contourner.