La théorie économique de la croissance a mené depuis quelques années une révolution, en mettant en son centre la Recherche-Développement (R&D) et les organisations qu’elle implique. Il ne s’agit plus seulement de dire que la Recherche-Développement « compte », une sorte de R&Dmat- ters, mais d’examiner comment. Il s’agit de savoir quel est le type de R&D qui s’étend, avec les conditions de naissance et de développement qu’il requiert.
Le lien existe entre recherche et croissance. La croissance économique dépend, en grande part et à moyen terme, de la dynamique de la productivité, qui trouve elle-même sa source dans la Recherche-Développement. Ce lien passe par l’adoption des innovations dans l’industrie et les services, par du progrès technique, éventuellement incorporé dans le capital, mais aussi par l’enseignement et la formation (capital humain). Surtout, ce lien évolue : la R&D qui se développe actuellement est davantage relationnelle. Ce sont bien les technologies de l’information et de la communication (TIC) qui ont permis d’ouvrir de nouvelles activités, de changer les organisations de tra- vail, d’explorer de nouveaux domaines. L’information vient des nouvelles inventions, elle alimentera les futures. Mais, pour cela, il faut lui donner les moyens d’exister : une base assez large pour sa naissance, c’est l’éducation et la culture scientifique, des moyens financiers et des espaces intégrés pour les permettre, ce sont les nouveaux pôles, un ensemble d’idées et d’incita- tions pour la provoquer, ce sont les entreprises de toutes tailles, une flexibi- lité croissante et des liens forts avec la population, c’est le nouveau pacte à créer entre la recherche et la société civile.
Toutes ces conditions sont nécessaires : on ne crée pas une « économie de la connaissance », comme s’y engage l’Europe en mars 2000 à Lis- bonne(1) pour 2010, sans s’en donner les moyens, surtout sans en tirer les conséquences.
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Une relation complexe entre recherche et croissance
Toute la recherche n’est évidemment pas publique, ceci dépendant de la recherche elle-même et des choix des pays. Surtout, elle ne peut ni ne doit l’être, si l’on veut avoir plus de croissance et plus de recherche. La question des bénéfices économiques de la R&D, et par là même du niveau optimal de R&D, est souvent taboue, tant il semble acquis que la R&D est trop faible en France. Néanmoins, cette vision quasi-unanime ne repose pas sur des faits établis. Un détour par la théorie peut aider à identifier les idées répandues, mais parfois fausses. Accroître le budget de la recherche est une demande exprimée haut et fort par le monde scientifique français, souvent contraint de gérer la pénurie. Néanmoins, les scientifiques ne perçoivent pas toujours les coûts réels des politiques de recherche : le nombre de programmes et projets que scientifiques et ingénieurs peuvent proposer au financement public est potentiellement illimité. Il faut donc choisir. Pour porter un jugement sur le niveau du financement de la recherche, il faut ainsi comparer les coûts et les bénéfices d’un accroissement de crédits publics, qu’il soient sous une forme directe (financement de la recherche publique, subventions à la recherche privée) ou indirecte (crédits d’impôts, fiscalité pour l’orientation de l’épargne, etc.). Il faut examiner ensuite comment les entourer d’autres apports, incitations, changements structurels, pour accroître leur efficacité.
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Ce que disent les travaux théoriques et appliqués sur l’économie de la recherche
Les étudiants de premier cycle apprennent que les seuls facteurs, en pré- sence de rendements d’échelle constants, pouvant faire croître le niveau de vie dans le long terme, sont le progrès technique et l’accumulation de capital humain. Ceci justifie un effort prioritaire des gouvernements vers la R&D et l’éducation. Néanmoins, la relation entre dépense de R&D et croissance n’est pas assez directement établie par la théorie économique pour guider précisément les arbitrages budgétaires. Les travaux récents, en particulier sur la croissance endogène sont, par exemple, parfois interprétés comme un plaidoyer pour davantage de dépenses de R&D publique à travers des rac- courcis hâtifs.
Passons (brièvement) en revue le rôle de la R&D dans la croissance, à travers les deux grands courants académiques qui ont travaillé sur ce sujet, l’approche néoclassique dans le prolongement de Solow, celle en termes de croissance endogène, dans le prolongement de Romer et de Aghion et Howitt(2).
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Les enseignements pratiques de la théorie néoclassique
Dans cette approche, le capital humain et le progrès technique jouent un rôle essentiel. En augmentant la productivité marginale du capital, donc son rendement, le progrès technique induit le processus d’accumulation du capi- tal et explique, en dernier ressort, toute la croissance. Intégré dans le modèle, le capital humain contribue à expliquer l’essentiel des écarts de niveau de vie (revenu par tête) entre pays dans les comparaisons empiriques (Jones, 2002).
La R&D affecte le degré de progrès technique, mais elle n’est pas au cœur du mécanisme de croissance dans l’approche néoclassique. C’est une variable qui explique la partie de la croissance qui ne provient pas des intrants « traditionnels » que sont le capital et le travail, mais ce n’est pas la seule (Durlauf et Quah, 1998 identifient ainsi quelque 36 catégories de variables explicatives). C’est en outre la croissance de la R&D (et non pas le niveau des dépenses de R&D) qui va affecter les gains de productivité (Gri- liches, 1979).
Autre canal, la R&D, en « percolant » dans l’éducation à travers (en particulier) la recherche universitaire et technologique, accroît le stock de capi- tal humain. Celui-ci est plus central dans le modèle, et le lien entre stock de capital humain par personne et revenu réel par tête est, lui, établi de manière directe(3). Néanmoins, la variable pertinente est le « stock de connaissances ». Il comprend l’expérience et la formation, qui ne passent pas nécessairement par des dépenses de R&D. Ainsi, les enseignements pratiques de l’approche néoclassique pour déterminer le « bon » niveau de dépenses de R&D sont-ils limités.
Il est alors nécessaire d’avoir recours à des éléments empiriques, en particulier à une quantification de l’impact des dépenses de R&D sur le capital humain. Il y a peu de travaux en ce sens, et ceux sur l’impact des dépenses d’éducation (dont certains posent la question d’un niveau « trop élevé » de dépenses) ne donnent pas d’indications réellement utilisables(4).
Dans ce contexte, les deux mécanismes en œuvre dans ce modèle suggèrent que la R&D doit, soit porter prioritairement sur les innovations qui déplacent la frontière technique, soit contribuer directement à l’accroisse- ment du stock de capital humain. Le raccourci est sans doute rapide, mais il est permis d’y voir deux axes pour la politique de recherche :
- une recherche centrée sur le déplacement de la « frontière technologique » (Aghion et Cohen, 2004), qui pourrait être répartie entre recherche privée et recherche scientifique fondamentale publique ;
- et une recherche intégrée à l’université, dont les effets principaux sont la contribution à l’éducation.
Les enseignements pratiques de la théorie de la croissance endogène
Arguant d’insuffisances du modèle néoclassique, qui repose sur un pro- grès technique exogène pour expliquer une grande part de la croissance, les approches initiées par P. Romer ont amené à considérer le progrès technique comme fonction de variables économiques et du comportement des agents. Le nouveau modèle prédit alors que la croissance sera plus ou moins rapide, en fonction de la création des connaissances (et de ses coûts). Dans ce cadre, la R&D a un rôle central, à travers les externalités qu’elle procure, même s’il y a de larges effets de diffusion entre pays. C’est en outre le niveau des dépenses de R&D (et non pas leur croissance) qui influe sur la croissance de la productivité.
Les applications empiriques sur la base de ces approches confirment le rôle non seulement du capital humain par l’éducation, mais aussi, plus direc- tement, des dépenses de R&D. Jones (2002), par exemple, trouve que 30 % de la croissance américaine entre 1950 et 1993 peuvent être attribués à une amélioration du niveau d’éducation, et 50 % à l’effort de R&D (mondial, pas seulement américain)(5).
Ces travaux suggèrent en outre que le fonctionnement du marché amène à une croissance inférieure à la croissance maximale. Celle-ci pourrait, en théorie, être atteinte par des encouragements de l’État à des investissements en connaissance qui ont des externalités positives entre agents. Néanmoins, les théories de la croissance endogène étant parfois présentées, par un rac- courci rapide, comme justifiant l’intervention publique en R&D, soulignons que la nécessité d’une intervention de l’État pour accroître les dépenses de recherche n’est pas automatique. Ainsi, Salai-i-Martin (2002) met en garde contre l’idée répandue que le sous-investissement en R&D est un problème général(6).
Ainsi, la Recherche-Développement est prise en compte par les marchés financiers. Les analyses cherchent à savoir, de façon plus précise, comment peuvent croître le chiffre d’affaires et la marge de la firme, sous le double effet de différenciation et d’ouverture des marchés. Le chiffre à retenir est qu’un euro de R&D est, en moyenne, valorisé entre deux et trois euros en bourse.